B.H. Rosenwein: Emotional Communities in the Early Middle Ages

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Titel
Emotional Communities in the Early Middle Ages.


Autor(en)
Rosenwein, Barbara H.
Erschienen
Ithaca 2006: Cornell University Press
Anzahl Seiten
228 p.
Preis
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Martin Roch

Avec ce nouvel ouvrage, la médiéviste américaine Barbara H. Rosenwein apporte à un plus vaste public les résultats de ses recherches, menées depuis plusieurs années, sur le thème des émotions au Moyen Age. Emotional Communities in the Early Middle Ages participe des nouvelles orientations données à l’étude des émotions par des historiens spécialistes des différentes périodes. On peut dire que l’ouvrage de B. Rosenwein vise un double objectif: justifier qu’une histoire des émotions est possible; en fournir une illustration pour une période précise, en l’occurrence les VIe et VIIe siècles, période charnière entre Antiquité et Moyen Age occidental.

Complété par une abondante bibliographie ainsi d’un index de plusieurs pages, l’ouvrage est de lecture aisée. B. Rosenwein accompagne pas à pas son lecteur, et cela aussi parce qu’elle doit prévenir de possibles malentendus sur la nature d’une histoire «des émotions», et donc sur son propre travail («Is it, then, a history of emotions?» demande-t-elle encore en conclusion, p.193).

Dans son importante Introduction (30 pages sur les 200 du texte), B. Rosenwein définit ce qu’elle entend par emotions – terme plus général en anglais qu’en français – en postulant une continuité entre «émotion» et «sentiment»; elle explique ensuite la notion centrale de «communautés émotionnelles»: «groups in which people adhere to the same norms of emotional expression and value – or devalue – the same or related emotions» (p. 2); il peut s’agir de groupes sociaux, mais aussi de «communautés textuelles» soudées par des idéologies ou des enseignements (cf. p. 24–25). Les communautés émotionnelles sont constituées autour de «constellations d’émotions» (non seulement une ou deux émotions), et elles se caractérisent tant par les émotions qu’elles valorisent que par celles qu’elles ignorent ou passent sous silence. L’auteure précise que différentes communautés émotionnelles peuvent co-exister et, évidemment, qu’elles peuvent changer au cours du temps. Il va sans dire que l’appréhension de chacun de ces aspects est directement conditionnée par la documentation disponible pour l’historien. Cela soulève la question de la valeur qu’il faut accorder aux émotions mentionnées dans les textes: ne sont-elles pas dictées par des conventions littéraires et donc privées de réalité? L’auteure explique de façon convaincante – et plus en détails que nous ne pouvons le faire ici – que même dans l’expérience quotidienne, nous devons toujours interpréter les émotions, auxquelles nous n’avons accès qu’à partir de leurs expressions.

En faisant appel aux théories psychologiques et sociales les plus récentes, l’auteure passe ensuite à la critique du modèle historiographique – fondé sur les ouvrages de J. Huizinga et de N. Elias – qui considérait le Moyen Age comme une époque émotionnellement infantile, impulsive et sans frein (cf. p. 5sq.). Or l’approche cognitiviste des émotions relie celles-ci à des objectifs, des projets, et donc à la pensée de leurs sujets. L’approche constructiviste montre de son côté que l’expression émotionnelle prend autant de formes qu’il y a de cultures. Des deux points de vue, il n’existe pas d’émotions «primitives» par rapport à des émotions «civilisées». Ayant expliqué et justifié l’objet de son étude et la méthode adoptée, l’auteure expose dans un premier chapitre «l’héritage antique», à savoir les conceptions que les Anciens (en premier lieu Platon, Aristote, et les Stoïciens) se faisaient des émotions, les mots avec lesquels ils les désignaient, les classifications qu’ils en ont données. Elle présente ensuite les diverses positions adoptées à ce sujet par les Chrétiens, en relevant que, parmi ces derniers, certains (comme Lactance ou Jérôme) se sont approprié une bonne part des théories et du lexique classiques des émotions, alors que d’autres ont associé plusieurs émotions à des péchés (c’est le cas de certains Pères du désert). Ces analyses permettent à l’auteure d’établir une longue liste – non exhaustive – de vocables associés à des émotions, liste servant de référence pour la suite de l’ouvrage. Cela nous amène à soulever un problème récurrent au long du livre: en dépit de la définition large adoptée, certains éléments rangés par l’auteure parmi les emotions peuvent surprendre, comme la juxtaposition apparemment sans questionnement des termes «caritas», «dilectio, diligere» et «amor, amare» (cf. listes p. 52, 74, 76). Le même problème se présente par exemple dans l’analyse d’une lettre écrite à Didier de Cahors par sa mère (cf. p. 154); celleci exhorte son fils avec des expressions comme «sis fidelis» (au roi), «ames» ou «timeas» (Dieu): ces injonctions appartiennent-elles réellement au lexique des emotions?

Dans les chapitres suivants, B. Rosenwein analyse comment différents groupes sociaux du très haut Moyen Age ont utilisé, en y opérant une sélection, le vaste répertoire antique d’idées et de mots liés aux émotions. Elle le fait d’abord en étudiant des ensembles d’épitaphes funéraires provenant des cités de Trèves, Vienne et Clermont (ch. 2). Au-delà de leur caractère plutôt conventionnel et du fait qu’elles ne concernent que les sentiments liés à la mort, ces inscriptions révèlent que, dans la Gaule d’avant le VIIIe s., au moins trois communautés émotionnelles coexistaient à l’intérieur de la plus vaste communauté émotionnelle chrétienne.

Il est de prime abord paradoxal que le chapitre 3 soit dédié à un individu, le pape Grégoire Ier (540–604). L’auteure justifie ce choix en exposant que les écrits du pontife nous permettent d’entrevoir la communauté émotionnelle à laquelle il appartenait. Le cas de Grégoire révèle par ailleurs à quel point la doctrine chrétienne pouvait modeler une communauté émotionnelle: non seulement les conceptions que celle-ci se faisait des émotions, mais ces dernières elles-mêmes.

B. Rosenwein revient ensuite aux cadres gaulois en se penchant sur les figures de Grégoire de Tours (v.538–v.594) et de son ami Venance Fortunat (v.535–v.605). Malgré des parcours d’abord fort différents, les deux hommes en vinrent à appartenir à une même communauté émotionnelle, marquée par les affirmations répétées de sentiments familiaux et l’usage intensif de la notion de dulcedo. Cependant, Grégoire et Fortunat représentent en quelque sorte les pôles opposés de cette communauté, une situation que B. Rosenwein suggère de relier à la structure de la famille royale mérovingienne de la seconde moitié du VIe s., moment où le royaume est fragmenté entre frères et demi-frères, tandis que son unité idéale est toujours affirmée (cf. p. 129).

Les liens entre changements politiques – au sens large – et communautés émotionnelles sont particulièrement explorés dans les deux chapitres suivants. B. Rosenwein explique d’abord comment, dans la première moitié du VIIe s., la cour de Neustrie reçut, absorba et transforma l’apport ascétique du moine irlandais Colomban et les normes émotionnelles qu’il promouvait (ch. 5). Si amour et bonheur sont alors valorisés, ils n’en sont pas moins disciplinés par un style de relations typique des milieux monastiques masculins. L’auteure suggère aussi que la haine de Clotaire et des Neustriens pour tout ce qui était lié à Brunehilde et à la cour d’Austrasie a pu contribuer à façonner une communauté émotionnelle distincte, fort éloignée de l’exubérance des sentiments manifeste chez Grégoire de Tours et ses relations (cf. p. 132).

Dans le chapitre 6, une nouvelle communauté émotionnelle est définie à partir d’un ensemble de textes (hagiographie, chartes) produits dans la dernière partie du VIIe s. Or ces sources ne proviennent pas d’une même cité ou d’une même cour royale: peuvent-elles être considérées représentatives d’une communauté émotionnelle? B. Rosenwein répond en expliquant que, dans la Francia des années 670–700, marquée par les luttes pour le pouvoir de la part des aristocrates, les élites étaient moins liées à des régions particulières qu’auparavant et que, d’autre part, les sources en question sont toutes concernées par l’obsession du pouvoir, sa conquête et son contrôle (cf. p. 165–166). En tout cas, contrairement aux textes produits dans le passé par les milieux courtisans de Neustrie, ceux de la fin du VIIe s. se caractérisent par des mentions d’émotions aussi nombreuses qu’intenses: «La communauté émotionnelle des élites de la Francie de la fin du VIIe siècle voyait les émotions comme les éléments moteurs de la pensée, du comportement et de l’interaction humaine – et inhumaine» (p. 171).

Nous terminerons en soulignant la manière remarquable dont B. Rosenwein exploite sa documentation, assez limitée pour l’époque choisie. Il est vrai que l’auteure, toujours prudente, doit souvent se borner à avancer des hypothèses. En faisant appel aux théories actuelles des émotions et en explicitant de manière approfondie ses choix méthodologiques, elle contribue à éclaircir ce que peut être une «histoire des émotions». Mise en oeuvre tout au long de l’ouvrage, la notion de «communauté émotionnelle» permet non seulement de saisir différentes «constellations d’émotions» et leurs changements, mais aussi leurs significations politiques. On peut néanmoins se demander si les émotions peuvent à elles-mêmes définir de véritables communautés – par ailleurs fort diverses –, ou si elles ne constituent pas plutôt un élément parmi d’autres. Si l’auteure souligne dans sa conclusion le rôle qu’a pu jouer la religion chrétienne sous ses différentes formes dans la formation de communautés émotionnelles, cela mériterait plus d’approfondissements. Il n’en demeure pas moins que l’étude de ces emotional communities du haut Moyen Age débouche sur une véritable histoire, nettement enracinée dans des contextes politiques et sociaux changeants.

Citation:
Martin Roch: Compte rendu de: Barbara H. Rosenwein: Emotional Communities in the Early Middle Ages. Ithaca / London, Cornell University Press, 2006. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 57 Nr. 3, 2007, pages 372-375.

Redaktion
Veröffentlicht am
21.02.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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